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Annie Dreuille
18 septembre 2010

Bernard GINISTY

J’ai rencontré Bernard GINISTY autour de la table du Secrétariat d’Etat à l’Action humanitaire de Bernard KOUCHNER au moment « du Manifeste contre l’exclusion » en 1989. Il était alors le patron de PROMOFAF, organisme très important de financement de la formation des travailleurs sociaux. La réflexion et les actions organisées par la maison des chômeurs de Toulouse, ont conduit ce philosophe de formation à accepter de devenir le Président parisien d’une association tête de Réseau en province. Directeur de Témoignage Chrétien jusqu’à son départ à la retraite, il a été l’homme qui a su nous aider à gérer la crise de croissance de notre association à son dixième anniversaire.

 

 Une initiative pour les mutations nécessaires des sociétés de chômage

 L'augmentation du chômage et de la précarité que connaît la société française  a été gérée trop souvent "comme si" tout cela n'était que passager et qu'on allait revenir à une situation antérieure jugée à posteriori "glorieuse". D'où la multiplicité des "mesures", des "dispositifs" qui, loin de définir une politique cohérente, manifeste le désarroi de plus en plus grand des décideurs. Ce qui est en cause, ce sont d'abord les outils mêmes avec lesquels nous prétendons décrire la réalité économique et sociale. La question porte donc sur la critique de nos "évidences", notre capacité d'imagination, de courage politique et nos capacités de multiplier des lieux de citoyenneté. Ainsi, pourrons-nous échapper à une vision fataliste de l'avenir qui n'est pas "ce qui va arriver", mais "ce que nous allons faire". Si nous n'interrogeons pas  nos façons de penser et nos modes de vie, nous ne pourrons que proposer de nouvelles et toujours aussi décevantes expériences et mesures. C’est pour cela que le projet de la Maison des Chômeurs de Toulouse, par-delà les aides ponctuelles apportées aux demandeurs d’emploi, s’est voulue un lieu de renouveau de la citoyenneté sociale.

 

 Une société bloquée

La crise majeure que vivent nos sociétés présente des caractéristiques inédites. La plus fondamentale réside dans le fait qu'il ne s'agit pas d'une crise de la ressource, mais de notre incapacité à gérer une société où les richesses ne sont plus produites par le plein emploi. Notre problème n'est pas la rareté de biens pour lesquels il conviendrait de faire des arbitrages douloureux. Le chômage était lié, dans notre histoire sociale, à un appauvrissement  général de la société. Or, et c'est un point capital qu'on oublie souvent : notre pays n'a cessé de s'enrichir globalement en créant des millions de chômeurs et autant de précaires. Nous continuons une croissance, certes plus faible que celle des "trente glorieuses", mais positive. La vraie question n'est pas la crise du travail ou celle des ressources, mais bien un rapport qui se défait entre la répartition du travail et celle des ressources.

Depuis le XIXe siècle, la production des richesses s'est faite par l'exploitation des travailleurs. Dans ce cadre, le travailleur était nécessaire: il avait donc un sens et une capacité d'action. Tout le mouvement social porté par la gauche et les syndicats a consisté à organiser les exploités pour en faire une force politique et sociale capable de peser dans l'évolution sociale. Or aujourd'hui, nous sommes en face d'une société qui ne dit plus "je t'exploite pour produire de la richesse", mais " je t'exclus du travail pour produire plus de richesse". Tout cela a des conséquences : alors que l'exploitation créait des solidarités qui ont été le moteur du progrès social, les exclusions renvoient chacun à son individualité et  au sentiment d'inutilité.

Par ailleurs, nous avons vécu sur une certaine harmonie entre trois grandes instances de la société française : le système éducatif arrivait bon an mal an à placer l'ensemble des jeunes dans celui de l'économie. Celle-ci avait un développement qui favorisait l'inclusion. La régulation était assurée par un État Providence qui agissait à la marge et dans le cadre assurantiel. Or, aujourd'hui, ces trois systèmes disjonctent. Le système de formation n'est plus cohérent avec le système de production. Moins d'emplois sont offerts en quantité et en qualité. Quant' à l'économie, de centripète elle est devenue centrifuge et  n'est plus capable de répondre à la demande d'emploi. Le credo de la pensée unique: "cherchez premièrement le royaume de l'économique et tout le reste vous sera donné par surcroît" est démenti chaque jour dans les faits. Enfin, l'État Providence, de "voiture-balai" de l'économie triomphante est devenu le transport en commun de millions de personnes déstabilisées par la montée du chômage et doit faire face à des problèmes qui ne sont ni quantitativement ni qualitativement à sa mesure.

 

Le chômage atteint l’homme dans sa citoyenneté

 La société moderne a conçu l'archétype du lien social sur le contrat de travail à durée indéterminée (CDI). Qu'est-ce que donne le contrat de travail ? Tout d'abord, l'identité. Nous avons décidé “ Je suis ce que je fais ”. Quand je suis atteint dans mon travail, mon identité est en cause. Le contrat de travail m'assurait une stabilité de revenu. Or, aujourd'hui c'est la productivité et non le travail qui produit la richesse. Par quoi la redistribuer à partir du moment où le revenu salarial est  devenu plus précaire ? La protection sociale était assise sur l'emploi. Les solidarités familiales et de voisinages ont été remplacées par la protection accordée à chacun par l' Etat-Providence qui suppose le plein emploi. D'autre part, le travail n'accédait à une utilité sociale indiscutablement reconnu que par le salariat. Le langage nous trahit, lorsqu'on dit, par exemple,   " les femmes se sont mises à travailler". Comme si elles ne "travaillaient pas avant" !  Ce qu'on appelle travail, c'est le travail rémunéré. Un autre aspect  très important produit par le CDI, c'est justement son aspect contrat qui nous fait sujet de droit. Or le chômage nous transforme en ayants-droits de dispositifs pour finir en fins de droits.  Par ailleurs, l'emploi salarié constituait un aspect décisif de la socialisation. Il m'amenait à créer des relations  extra-familiales et extra-tribales pour  m'affronter à des relations non choisies. Chez beaucoup de citoyens, la conscientisation politique s’est faite à partir d’engagements syndicaux. Enfin, l'aspect le plus structurant peut-être, c'est ce que j'appelle la liturgie du temps. Le rythme de la vie, la liturgie, pour l'homme moderne, c'est la semaine et le week-end, l'année et les vacances, la carrière et la retraite. Lorsque vous demandez à un chômeur "qu'est-ce que tu fais le prochain week-end", vous lui adressez bien souvent une forme d'agression involontaire.  Parce que vous le supposez  dans la pratique dominante, qui consiste à dire, on travaille la semaine, et le week-end, on fait autre chose. Tout d'un coup le temps devient un vide qu'il faut restructurer. On voit donc que le travail, sous sa forme de contrat de travail à durée indéterminée, occupe une fonction majeure dans nos sociétés.

 

 Enfin, il convient de s'interroger sur ce que nous avons considéré être notre richesse. Nous avons décidé que la richesse d'un pays se mesurait par des échanges monétarisés quelle que soit par ailleurs la signification de cet échange. Tout échange n'a de sens économique que s'il est monétarisé. Nous touchons à l'absurde d'un tel dogme. Les accidents de la route génèrent des flux économiques de plusieurs dizaines de milliards de francs et créent de l'emploi. La recherche à tout prix de "gisements d'emplois" conduit à souhaiter monétariser le plus possible de relations humaines ce qui conduisait un humoriste à déclarer qu'il hésitait à épouser sa femme de ménage dont il était tombé amoureux car il risquait de tuer un  emploi ! Enfin, la spéculation sur le dysfonctionnement social devient porteuse de développement économique.

Ainsi, ce qui est finalement en rupture, c'est une religion sociale qui a prétendu définir l'être humain comme un individu- producteur- consommateur, a réduit tout échange à des valeurs monétaires et a demandé à l'État, devenu Etat-Providence, de dispenser chacun d'être le prochain de son prochain.

Les passages.

L'ampleur de la crise fait que les solutions concrètes passent d'abord par un changement profond de mentalité et de cadre de références. Vouloir promouvoir des solutions alternatives sans cette transformation, c'est s'exposer à la désillusion. C’est dans le cadre de cette mutation que se comprend le travail de la Maison des Chômeurs de Toulouse à travers quelques grandes pistes d'évolution :

Des gisements d'emplois aux gisements d'espace-temps.

Obsédées par le paradigme du plein emploi salarié, nos élites battent la campagne à la recherche d'introuvables gisements d'emploi, au risque de professionnaliser toute forme d'activité humaine. Or, les gisements qui "crèvent les yeux" et sont en friche sont là : les gisements de temps du chômage de masse laissée à l'anomie et les gisements d'espace de la désertification rurale. Il y a là tout un travail de ré-appropriation culturelle fondamental, préalable à toute nouvelle figure du travail. Des expériences sont menées. Ainsi, à la Maison des chômeurs de Toulouse, toute l'activité, y compris la création  d'entreprise, s'inscrit dans une stratégie du "temps libéré” .

Par ailleurs, tout un nouveau rapport entre ville et campagne, l'apparition de ceux qu'on appelle les "rurbains" montre comment passer d’une économie de production à une économie de projets, représente un changement considérable aussi bien au niveau des mentalités, des comportements, que des manières de penser l'organisation et l'innovation.

Du lien unique salaire-emploi à des politiques de redistribution.

 Régulièrement, les "dépenses sociales " du pays font l'objet de critiques pour leur caractère croissant et l'irresponsabilité qu'elles susciteraient chez ceux qui en bénéficient. Les chantres de la "pensée unique " opposent alors à cette honteuse assistance la geste libérale des entreprises évoluant dans la pureté du marché et éloignée de cette quasi-mendicité dans laquelle se complairaient les assistés et ceux qui s'en occupent.

Des chiffres me paraissent devoir inciter à la réflexion tous ceux qui se préoccupent légitimement de ces questions. Il y a une dizaine d’années, alors que le chômage augmentait de manière forte, le plan de recapitalisation de la société Air France a coûté à la collectivité près de 20 milliards de francs pour sauver 40 000 emplois. Le million de bénéficiaires du R.M.I. nécessitait à l’époque un effort annuel de l'ordre de 20 milliards de francs. Le plan de sauvetage du Crédit Lyonnais a coûté plus de 140 milliards de francs, soit 7 ans de RMI ! Pourquoi certaines redistributions dites "économiques " seraient-elles nobles alors que les redistributions appelées "sociales " seraient honteuses ? Dans tous les cas, il s'agit bien de la vie et du bien-être des hommes menacés par les mécanismes du marché

Par-delà ces  exemples, c'est toute une représentation de l'économie et de la rémunération qui me semble devoir être posée. Quelle entreprise ne bénéficie pas d'une aide publique à un titre ou un autre ? Qui peut dire aujourd'hui de façon certaine, dans ce qu'il gagne, ce qui provient directement de son travail et ce qui revient de la redistribution ? La revue Alternatives économiques rappelait,   il y a quelques années, que l'agriculture européenne est subventionnée en moyenne à 48%. Entrons dans le détail : aider un agriculteur européen à 48% pour qu'il puisse vivre décemment sur ses terres serait de la "politique économique". Si le même agriculteur avait quitté le monde rural pour se retrouver chômeur en ville et réclamait 48% ou moins pour l'aider à créer une activité, les célébrants de la pensée unique le suspecteraient de réinventer un "atelier national ". Le cadre salarié qui est au chômage est-il "assisté " et le haut fonctionnaire qui retrouve la quiétude de son "corps d'origine " après des désastres politiques, bancaires ou managériaux dont il est responsable ne le serait pas ?

Des idéologies macro-sociales aux médiations micro-sociales.

Notre époque vit le deuil des deux grands récits qui ont prétendu donner le sens et dispenser chacun d'entre nous d'en faire l'épreuve personnelle. Le mouvement de l'histoire à l'Est, la croissance à l'Ouest  constituaient les référents absolus  qui donnaient sens à la vie à travers le travail salarié. L'épreuve du XXe siècle, après l'optimisme des Lumières, aura été d'apprendre que le progrès n'était pas automatique et qu'il dépendait de chacun de lutter pour ne pas retomber dans la barbarie et le non-sens. Ce désenchantement conduit à des régressions identitaires, fondamentalistes, sectaires. La voie passe par la multiplication d'espaces-temps micro-sociaux qui permettent à chacun des nouvelles formes de médiation vers soi et la totalité du monde. Au face à face des individus producteurs-consommateurs et de la mondialisation non régulée, il faut substituer non des refuges, mais des passages.

Pour favoriser des nouveaux espaces de vie et de travail, des lieux de parole, comme les Maisons de Chômeurs, semblent être des points de passage obligé pour confronter ses intuitions à celles d'autres personnes, les remettre en cause, les enrichir d'apports nouveaux. Ce lieu de rencontre se doit d’être informel pour favoriser la confiance, l’interactivité, l'expression des désirs, la créativité... voire l'enthousiasme entre pairs comme dans toute germination d'idée nouvelle. Sans confiance, il n'y a pas d'écoute attentive, pas d'aspiration à se mettre à la place de l'autre, autant d'attitudes nécessaires à la créativité d'un groupe. En effet, le détour par le groupe semble nécessaire à chacun pour se donner l'autorisation de penser différemment et d'agir autrement. Il n'y aura pas d'économie renouvelée sans ce travail collectif sur la pensée, l'éthique et les modes de vie.

 Pour de nouvelles citoyennetés

Si une icône devait définir notre modernité libérale, ce serait celle de l'individu, client-roi, avançant avec son caddie rempli de marchandises vers les lendemains qui chantent de la consommation. Délié de tout lien autre que cet échange objectif et quantifié, il peut alors évoluer dans l'éden de la modernité.

Face à cette généralisation du clone producteur-consommateur, le "visage d'autrui " selon l'expression du philosophe Emmanuel Levinas, et d'abord celui de l'exclu, dérange l'ordre du monde. Le chômage massif oblige d'abord à une interrogation sur cet ordre. Sinon, pendant que nous bricolerons des dispositifs pour dix exclus, des centaines seront créées par ce que nous appelons pudiquement des "plans sociaux. C'est là le chemin pour sortir enfin des impasses. Ce que nous apprennent l'Abbé Pierre,   Jean Vanier, Joseph Wresinski et après eux Paul Ricœur[1] et Michel Serres, c'est que le point de vue de "l'exclu" constitue celui à partir duquel peut se repenser le monde. C'est d'ailleurs aussi  l'attitude véritablement scientifique qui, au lieu de répéter les théories régnantes, crée une nouvelle conception du monde à partir d'un phénomène non encore pris en compte. Car il n'y a pas de crise du travail. Chaque être humain qui se lève le matin "travaille". Il y a une crise d'un certain rapport historique entre le travail salarié et la redistribution des richesses.

Services de proximité, entreprises d'insertion, nouveaux outils financiers, tout ceci, qui reste intéressant, ne prendra sens et efficacité que dans une nouvelle configuration sociétale. Nous devons prendre conscience que le lien social perçu jusqu'à présent comme annexe de l'économique devient central. Ce n'est pas d'abord de "nouveaux dispositifs" dont nous avons besoin, mais de lieux pour renaître au lien social.

Si nous croyons régler la question du chômage par quelque nouveau dispositif, ou encore par l’invocation rituelle à la croissance, nous nous trompons. L’ampleur du phénomène nous amène aujourd’hui à un questionnement plus radical. Chacun d’entre nous aura à remettre son rapport au travail, à l’argent, au temps, au rythme de vie. Sinon, nous nous enfoncerons dans la crise et le mal-être. Lorsque j’ai vu et entendu ce chômeur à la télévision qui suppliait : « pas de charité, du travail, du travail, du travail », je ne pouvais m’empêcher de penser à ces propos d’Hannah Arendt : « L’époque moderne s’accompagne de la glorification théorique du travail et elle arrive en fait à transformer la société tout entière en une société de travailleurs. Le souhait se réalise donc, comme dans les contes de fées, au moment où il ne peut que mystifier. C’est une société de travailleurs que l’on va délivrer des chaînes du travail, et cette société ne sait plus rien des activités plus hautes et plus enrichissantes pour lesquelles il vaudrait la peine de gagner cette liberté ». [2]

Il ne s’agit donc pas seulement de partager les richesses, mais aussi  les places, pour que chacun puisse accéder à une utilité sociale rémunérée qui fait partie de la dignité de l’homme. Mais ce travail salarié, loin d’occuper la totalité de l’espace humain, devra être repensé dans de nouvelles formes de citoyenneté sociale.

Le chemin vers le réel ne résulte pas d'une suite d'accumulations de dispositifs, de savoirs, d'intervenants sociaux. C'est une succession de crises où se joue sans cesse la mort d'anciens modèles et l'éveil à de nouvelles compréhensions. Les formations d'insertion peuvent bien, pour leurs promoteurs, avoir d'abord des significations statistiques. Il appartient à ceux qui les mènent d'en faire de ces "lieux pour renaître" qu'évoquait Maud MANNONI, lieux indispensables où se joue la capacité de travail sur soi et d'invention politique d'une société

A travers des espaces micro-sociaux médiateurs, où l'on entre et où l'on sort, où la réflexion critique et l'adaptation au réel sont menés ensemble, l'espace formateur loin de se clore sur lui-même, renvoie chacun à la construction de soi et à l'institution de la société. A une époque de crise tentée par le refuge identitaire ou sectaire, il est un des laboratoires de la citoyenneté.

C’est ce que, modestement, nous avons commencé à travailler à Maison des Chômeurs.

 

Bernard GINISTY

 

 

 

 

 

 

 



[1] "Aujourd'hui plus que jamais, il est urgent , me semble-t-il de revenir à l'idée du P.Wresinski, le fondateur d'ATD quart-monde, qui était de donner la parole aux exclus, pour qu'eux-mêmes contribuent à la discussion publique de leur situation. Ne faut-il pas contourner l'économique pour reconstituer le lien au politique précisément entre les exclus et les inclus ? " Paul Ricœur Interview dans le journal La Croix  23-24 octobre 1994

[2]Hannah Arendt : Condition de l’homme moderne, Ed. Pocket, collection Agora, p.37.

 

 

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